Feuillevent - Chapitre 4 - La forge du Cyclope - 13 janvier 2018

Quatre cent cinquante sept ans que mes frères m’ont enchaîné ! J’ai eu le temps de penser. Ce qui m’a le plus manqué, c’est travailler le fer et l’acier. Avoir sous les yeux durant toutes ces années ma forge sans vie a été… douloureux. Combien de fois ai-je promis de ne plus jamais laisser s’éteindre le feu-étoile de mon enclume ? Les années se bousculent en mon esprit. Suis-je devenu fou ? Je ne le pense pas, sinon, j’aurais détruit les enfants qui m’ont libéré. Dans la fougue de ma jeunesse insouciante, je l’aurais fait, par plaisir ou cruauté mais à quoi bon ? Mes désirs de mort et de souffrance sont passés, emportés par les fils des ans. Que sont devenus mes amis, que sont devenus mes élèves ? Combien de forges se sont éteintes ? Mes frères y ont veillés afin d’effacer la mémoire même de ce que je suis. Leurs sortilèges protègent encore ma demeure et de manière assez amusante. Ils voulaient que je sois oublié mais ils ne peuvent pas plus me savoir libéré… Il faudrait qu’ils viennent et j’ai eu le temps de me préparer… Si l’un de mes huit frères se présente, il aura toute une éternité à réfléchir. S’ils viennent tous, Il est probable qu’Héphaïstos ait à regretter la perte de plusieurs de ses enfants… Que sont les projets de mon maître ? M’a-t-il pardonné ? Se souvient-il de moi ? Probablement. Il est venu une fois me voir, me regarder au fond des yeux, sonder mon âme, sans mot dire. Puis il est reparti avant que la douleur de ma trahison ne me brûle… Mais à cela aussi, j’ai eu le temps de réfléchir. Je le referais si nécessaire. J’ai toujours été différent de mes frères et le suis probablement encore plus.
Aujourd’hui, alors que de nouveaux projets se formaient sur mon enclume, est venu me voir le nain Bradacier. Cette race est patiente et durant trois jours il est resté là, sans mot dire, me laissant travailler le métal. A son regard, j’ai perçu sa curiosité, son intérêt et son étonnement. Connaissant sa race, il est probable que ce petit être n’ait pas été surpris ces dernières années. J’ai toujours aimé les Nains, et en particulier leurs forgerons. La carrure, l’épaisseur des bras marqués par le feu, les cals de ses mains et ses marteaux ne laissaient pas de doute sur son métier. Sa patience et son regard franc m’ont séduit. Je pris ma décision, non sans un soupir en repensant à mes apprentis à présent perdus.
Une fois mon fer de lance achevé, sans mot dire, je lui modelais une forge. Je le conduisis ensuite à la salle de lave où ses compagnons avaient vaincu les salamandres, créatures de feu postées là par mes frères. Je lui montrais comment prendre les charbons au sein de la lave avec le coffre qui avait renfermé mon feu-étoile. Un autre don de mes frères détourné de sa fonction initiale.
De même, nous prélevâmes l’eau du serpent, le gardien de mon enclume, avec une outre de sa propre peau. J’avais promis à la guerrière naine de lui en faire une cotte telle que je n’en avais pas forgé depuis longtemps. Mais il restait bien assez de matière pour de menus objets utiles à notre art.
Enfin, dans la salle de la terre, je fouillais la vase afin d’en retirer l’un des lingots de métal si particulier. Ensemble, nous avons ensuite modelé son enclume, la sienne étant inadaptée aux projets que je lui confierais. J’y transferais plus tard un peu de mon feu-étoile s’il me donne satisfaction. Approuvant d’un signe, j’observais qu’il avait assimilé une partie de mes gestes et entreprenais de les reproduire. Ce serait un bon apprenti. Expérimenté, mais sans la suffisance des anciens.
Je retournais à mes propres travaux, mon esprit vagabondant comme je l’avais souvent fait ces quelques centaines d’années, attaché à mes fers de contrainte.
Je revoyais ces libérateurs improbables qui avaient autant combattus que réfléchis pour lever les énigmes et épreuves de mes frères. Le moine en particulier m’intriguait. S’il avait récupéré la lance Vurdoom que j’avais forgé jadis et que mes frères avaient donné en paiement aux salamandres, il possédait également un fer de lance remarquable qui irradie une aura de magie puissante même si atténuée. Elle reprendrait toute sa vigueur si je pouvais la forger avec les deux autres éléments manquants.
Il me faudra les en informer afin que cette arme magnifique recouvre l’intégralité de ses pouvoirs.
Il est étrange que je sois délivré à l’aube d’une gigantesque guerre. Finalement, les batailles ne sont-elles pas ma raison d’être ? Ne suis-je pas, Yjzer Smeden, enfant du feu et de l’enclume d’Héphaïstos, Forgeron des Dieux ?

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